Turquie : la romancière Asli Erdogan et la linguiste Necmiye Alpay remises en liberté provisoire
LE MONDE | 29.12.2016 à 16h31 • Mis à jour le 29.12.2016 à 20h43 | Par Marie Jégo (Istanbul, correspondante)
Libres ! Après plus de quatre mois de détention préventive, la romancière turque Asli Erdogan et la linguiste Necmiye Alpay ont quitté, jeudi 29 décembre au soir, la prison pour femmes de Bakirköy à Istanbul. « Je suis sous le choc », a déclaré Asli Erdogan, accueillie par un comité de fidèles à la porte de la prison.
Devant le bâtiment, les proches, les amis, les fans attendaient de pied ferme malgré la pluie battante et les rafales de vent qui retournaient les parapluies. Aysegül Tozeren, amie de longue date de Asli Erdogan, était là, elle aussi. Elle ne pouvait contenir son impatience, laissait éclater sa joie : « Je suis si heureuse pour elle, même si l’affaire n’est pas terminée ».
L’attente était interminable, ce jeudi au palais de justice de Caglayan mais elle a payé. En fin d’après midi, la 23ème chambre de la Cour pénale d’Istanbul a ordonné la remise en liberté provisoire, sous contrôle judiciaire, de huit des neuf intellectuels accusés de terrorisme, dont Asli Erdogan et sa co-détenue Necmiye Alpay.
Nouvelle audience le 2 janvier
Pour autant, les prévenus du « procès Özgür Gündem », du nom du journal pro kurde accusé de soutenir la rébellion armée du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), n’en ont pas fini avec les charges qui pèsent contre eux. Une nouvelle audience a été fixée au 2 janvier 2017. Accusés d’« appartenance à une organisation terroriste » et d’«atteinte à l’intégrité de l’Etat », huit d’entre eux encourent la réclusion à perpétuité.
«Les accusations ont été maintenues malgré la remise en liberté provisoire. Les accusés ont interdiction de quitter le territoire national », explique Erdal Dogan, l’avocat de Asli Erdogan. « Nous avons demandé que l’affaire soit classée mais le tribunal a refusé. Nous avons réclamé l’acquittement, sans succès. Reste à espérer que le juge y viendra », se prend-il à espérer.
Dès le matin, les comités de soutien à l’écrivaine étaient sur le pied de guerre, manifestant aux abords du Palais de Justice de Caglayan. Au moment de l’audience, tous n’ont pas pu pénétrer dans la salle, faute de place. Des diplomates français, allemand, britannique, suisse étaient
présents.
« Ma raison d’être en tant qu’écrivain est de dire les choses »
Après la lecture de l’acte d’accusation (38 pages), Asli Erdogan et Necmiye Alpay se sont exprimées, annonçant qu’elles plaidaient « non coupable ». A la barre, l’écrivaine, silhouette frêle, les traits tirés, s’est défendue avec brio, disant qu’elle allait faire « comme si les lois existaient ». Elle a ensuite expliqué au juge que son appartenance au comité éditorial d’Özgür Gündem, n’était que symbolique, « je n’avais aucun statut officiel à la rédaction ». Elle a rappelé que le comité en question n’avait pas tenu « une seule réunion en cinq ans ».
« Ma raison d’être en tant qu’écrivain est de dire les choses », a-t-elle résumé, s’étonnant d’être poursuivie pour ses articles. «Il y a dix huit ans, j’avais aussi publié des articles dans le journal d’opposition Radikal et je n’ai jamais été poursuivie ».
Dans le couloir, Baris Yarkadas, député du Parti républicain du peuple (CHP, social démocrate) pour la ville d’Istanbul, fait les cent pas. Tout juste sorti de la salle d’audience « surchauffée », il s’indigne : « Ce procès n’a pas lieu d’être. Ces deux femmes n’étaient pas membres de la rédaction du journal, elles étaient des conseillères. Par ailleurs, j’ai du mal à comprendre le fonctionnement de ce tribunal où, alors que neuf prévenus sont cités à comparaître, deux seulement sont présents à l’audience ».
Nouvelle arrestation d’un journaliste
Cinq des neuf prévenus sont à l’étranger. Deux collaborateurs d’Özgür Gündem, Zana Bilir Kaya, le directeur de la publication et Inan Kizilkaya, le rédacteur en chef, étaient supposés comparaître. A cause des intempéries, ils n’ont pas pu être déférés devant le tribunal, la route menant à la prison de Silivri ayant été obstruée par la chute d’une grue de chantier. A l’issue de l’audience, le juge a accordé la remise en liberté provisoire sous contrôle judiciaire pour Zana Bilir Kaya, tandis que Inan Kizilkaya a été lui maintenu en détention.
Ces remises en liberté provisoire ont été assortie d’une nouvelle arrestation, intervenue jeudi matin, celle du journaliste Ahmet Sik. Collaborateur régulier du quotidien de l’opposition laïque Cumhuriyet, il avait passé un an en prison en 2012 pour avoir dénoncé dans un livre l’infiltration des institutions par le mouvement du prédicateur Fethullah Gülen, désormais accusé par Ankara d’avoir ourdi le putsch raté du 15 juillet.
A présent, Ahmet Sik se retrouve lui aussi soupçonné de propagande terroriste. Il est accusé également d’outrage envers l’Etat, l’appareil judiciaire l’armée et la police. « La Turquie est devenue un enfer pour les journalistes. 3000 ont perdu leur emploi, 800 ont vu leurs cartes de presse supprimées. 148 sont en prison », rappelle le député Baris Yarkadas.